Texte / Manière Noire
29 avril 2020

Paradoxes et latences du caviardage

texte de Brice MATTHIEUSSENT
au sujet de la série Manière Noire de David GIANCATARINA

Les douze photographies créées et réunies par David Giancatarina sous le titre La manière noire présentent une particularité remarquable, sans doute unique dans l’histoire du médium : au premier regard, elles échappent à toute visibilité. De loin, on ne voit en effet qu’une succession de rectangles noirs entourés de blanc. Seulement lorsqu’on s’approche d’un de ces faux monochromes et que la pupille se dilate, l’image apparaît: des zones grises et plus ou moins blanches « montent » et matérialisent des contours, des volumes, un fond, une table, des brillances définissant des objets. Cette expérience proprement sidérante rappelle bien sûr l’apparition progressive de l’image sur le papier insolé trempé dans le bain du révélateur, mais à l’envers, en négatif, car si le tirage argentique « noircit » sous la lumière inactinique pour révéler peu à peu son contenu latent, le sujet des photographies de La manière noire émerge lentement du rectangle noir.
La perception visuelle bute ici sur une limite, dont l’écran d’ordinateur propose l’énoncé le plus radical : ces photographies y deviennent quasi invisibles, quelle que soit le réglage de luminosité de l’écran ou le temps passé devant. Ainsi, l’image se livre seulement en tant que telle dans la confrontation directe avec le tirage. De ce point de vue, elle est unique, non reproductible sur un autre support, et surtout pas par les modes de diffusion contemporains, donc infidèle au devenir benjaminien des images à l’ère de la reproductibilité numérique. Autre paradoxe, qui touche celui-ci à la prise de vues : il a fallu énormément de lumière pour éclairer les objets qui y figurent sur un mode pourtant fantomatique.
Quels sont ces objets ? J’ai cité une table et un fond. Sur cette table, la première image montre un crâne – accessoire traditionnel de la peinture de « vanité » –, deux bouteilles, un livre et, posé dessus, une sphère. La deuxième image montre un crâne – sans doute le même que précédemment – et trois bouteilles de Coca Cola, une allusion à l’œuvre subversive de Cildo Meireles consistant à réinjecter dans le circuit de distribution des bouteilles de cette marque couvertes de discrètes inscriptions1. Sur la troisième image on voit une bouteille de Coca Cola et un boulet muni de sa chaîne. On devine la règle : un objet au minimum transite d’une photo à la suivante pour les lier, comme un passage de témoin dans une course accomplie par onze athlètes et quelques comparses qui les accompagnent jusqu’à la citrouille finale et la ligne d’arrivée du porte-bouteilles.
Tous ces objets et les éléments rudimentaires du décor classique de la nature morte – le fond et la table – ont été recouverts, me dit Giancatarina, par du Scotch crêpé caoutchouté noir mat 3M, référence 235, aussi appelé « scotch de masquage ». C’est à la fois l’outil de la censure et du recadrage utilisé par les graphistes manipulant des images argentiques, car il a pour particularité d’occulter la lumière. Ce n’est pas tout à fait un « corps noir », cette utopie de la science physique absorbant toutes les longueurs d’onde lumineuses, mais presque. On comprend dès lors que, pour obtenir une image un tant soit peu lisible de ces objets ainsi enveloppés, camouflés, noircis, peut- être censurés, il a fallu beaucoup de lumière dans le studio.
Depuis quelques années, ses activités professionnelles ont amené Giancatarina à photographier plusieurs milliers d’objets pour divers musées ; chaque image de ce travail résulte de plusieurs prises de vue ensuite traitées et superposées par ordinateur pour aboutir au meilleur rendu possible de l’objet dans toute sa netteté, sans reflets parasites, etc. Il m’explique qu’une vingtaine de prises de vues numériques ont ici été nécessaires pour obtenir ce qu’il désirait : une netteté parfaite de tous les plans, chaque image finale de la série étant une superposition savamment agencée de ces vingt « matières premières ». Un détail permettra de saisir la complexité du processus : les objets flous à la prise de vues s’entourent d’une sorte d’auréole brouillée qui les fait paraître plus gros qu’en réalité, et ce contour parasite indésirable empiète sur ce qui se trouve derrière eux ; il faut donc retoucher ensuite à la main la partie du fond ainsi abîmée – et lorsque Giancatarina dit « à la main », il faut comprendre : avec la souris.
Vingt prises de vue numériques pour créer, au final, une seule image de La manière noire, après une postproduction longue et complexe : il y a là un retard, un ralentissement paradoxal de la fameuse instantanéité numérique, une procrastination digitale qui mime les caractéristiques de la photographie argentique où l’image restait latente, en attente, tant qu’on ne développait pas la pellicule. On s’étonnera donc de voir un photographe adepte des technologies digitales, et nullement nostalgique des pratiques « vintage » attachées à l’objet « film » et à sa manipulation chimique, retrouver par ce détour la lenteur et l’intériorisation propres à l’usage de la pellicule celluloïd et à l’économie drastique qui l’accompagne.
En gravure, la « manière noire » ou mezzo-tinto (demi- teinte) est une technique destinée à obtenir des niveaux de gris – expression aussi utilisée en photographie – sans recourir aux hachures ni aux pointillés. Les formes, dit André Béguin, « paraissent sortir de l’ombre »2. Ses « noirs veloutés et gris profonds » traduisent particulièrement bien « les textures ainsi que les jeux de lumière sur les surfaces ». Ce qui sort de l’ombre dans les images de Giancatarina, ce sont en effet les jeux de lumière sur la matité relative du scotch recouvrant la lame d’un couteau ou d’une faucille, les pétales des roses, le seau de ménage, la boule de pétanque ou la surface triangulaire d’une truelle. Les bandes parallèles d’adhésif recouvrant le fond vertical de la vanité ou la table évoquent des strates, des incisions ou des empâtements de matière noire et, bien sûr, la peinture de Soulages, où, comme ici, ce n’est pas la valeur noire qui compte, mais son rapport à la lumière, entre absorption et reflet.
La manière noire, c’est aussi le nom d’un genre littéraire anglais qui naît au dix-huitième siècle et disparaît au suivant, un genre précurseur du roman noir, ainsi Le château d’Otrante d’Horace Walpole. Quelle noirceur suggère l’artiste à travers cette série ? Des formes émergent à peine de l’ombre, apparaissent en grisaille, toutes leurs couleurs ayant été préalablement « caviardées » par le scotch, effacées de notre monde visible où tout ce que nous voyons ce sont des couleurs et de la lumière. Le monde ici proposé est le contraire du clair-obscur de la peinture classique, où la lueur des bougies exalte la sensualité colorée des objets proches de la flamme. Ici, nulle flamme, nulle source lumineuse situable propre à faire miroiter textures et surfaces, mais une sorte de pénombre uniforme, même si la lumière du studio a été aveuglante.
Le roman noir en douze chapitres photographiques créé par l’artiste décrit le crépuscule d’un monde qui est à la fois le nôtre – tous ces objets banals en viennent, s’y ancrent et l’attestent – et un autre où ils sont en souffrance, tels des objets en attente dans un bureau de poste ou un garde-meubles désert. Il n’y manque que la poussière, élevage absent de la vision pourtant méticuleuse. Cette pénombre insituable, donc énigmatique, est peut-être celle des limbes où reposent des momies dans leurs bandelettes. On remarquera ici la présence d’une cassette audio ou d’une vieille paire de jumelles rappelant une époque révolue.
Car face aux images de Giancatarina, comment échapper à cette sensation d’embaumement ? Surtout quand on se souvient que la matière noire connue sous le nom de bitume de Judée a jadis servi à la fois aux embaumeurs professionnels de l’Egypte ancienne et à Nicéphore Niepce, l’inventeur français de la photographie, pour résoudre le problème majeur auquel il était confronté, la fixation de l’image enregistrée sur la plaque : avant la découverte des vertus du bitume de Judée, les images de Niepce continuaient de noircir à la lumière avant de disparaître complètement. Ce bitume, que Niepce faisait venir des mines de Seyssel, dans l’Ain, interrompt ce processus de destruction et garantit la pérennité de l’enregistrement. Là encore paradoxalement, ce produit noir empêche le « virage au noir » des formes, il les stabilise de manière définitive.
Exploité depuis quatre millénaires, le bitume était autrefois recueilli sur les rivages de la mer Morte, puis transporté en Egypte. Les embaumeurs en remplissaient la tête, le ventre et la poitrine du défunt préalablement vidé de ses organes, ou encore ils l’appliquaient à chaud sur les bandelettes de toile dont ils l’entouraient.
Curieusement, cette poudre noire est aussi présente dans de nombreuses peintures célèbres. Mais elle corrode la matière picturale en migrant dans l’huile et en ternissant les couleurs ; elle a donc un effet néfaste, inverse de celui qu’on vient d’expliquer dans la photographie aux sels d’argent : le bitume de Judée fixe l’image argentique du photographe, mais détériore les pigments du peintre. Ainsi, Un enterrement à Ornans de Courbet, Le radeau de la Méduse de Géricault, La barque de Dante de Delacroix sont irrévocablement « noircis ». On remarquera – est-ce un hasard ? – que ces trois tableaux ont pour thème commun la mort et l’au- delà. Le bitume assombrit donc la matière picturale de tableaux traitant de la disparition. Serait-il un pharmacon platonicien, à la fois remède et poison?
Ce produit sert aussi aux ébénistes et aux restaurateurs pour donner un aspect vieilli à leurs meubles, ombrer les moulures, les cannelures et les sculptures. Comme les graveurs, ils parlent à son propos de « manière noire ». Dernier usage non moins troublant : les ouvriers des chantiers navals s’en servent pour calfater les coques en bois, et l’on ne peut que rapprocher cet emploi et l’étanchéité toute relative des objets recouverts de scotch par Giancatarina.
Le bitume de Judée a donc permis à la fois l’invention de la photographie et la conservation des corps momifiés. Cettecoïncidence transhistorique éclaire la nature embaumante de la photographie comme préservation du passé sous forme de simulacre. De ce point de vue, les images de La manière noire sont des simulacres de simulacres : une encre spéciale, parfaitement incolore sous toutes les lumières, assure l’artiste, une encre, non pas de graveur mais d’imprimante jet d’encre, permet de montrer ces objets ou plutôt leur spectre, une sorte de silhouette ou d’ombre à trois dimensions réalisée par leur recouvrement avec le scotch occultant. Pour conserver, pensaient les embaumeurs de l’Egypte ancienne, il fallait entourer, emballer, recouvrir, rendre invisible. À l’inverse, Giancatarina ne conserve rien hormis la photographie : la pomme qu’il emballe pourrit dans ses bandelettes modernes ; il a d’ailleurs choisi une pomme contenant un ver, sans doute pour garantir sa disparition ainsi que celle, ultérieure mais tout aussi certaine, de son prédateur.
Il y a là un curieux va-et-vient entre les lignes, les surfaces et les volumes : les bandelettes linéaires du scotch recouvrent tant bien que mal les sphères, les dés ou les formes plus complexes des pétales de rose ou de la serpillière, laissant des béances, des interstices, des revers où s’accroche la lumière. De ce mauvais calfatage résultent, non pas des voies d’eau et un naufrage, mais des brillances et des éclats lumineux. Les minces et longues surfaces noires du ruban adhésif, ses facettes, plis, reliefs, légers bombements, recouvrements plus ou moins hasardeux, tracent d’approximatives courbes de niveaux, modélisent mollement les volumes sous-jacents comme une très médiocre texture noire plaquée sur des structures numériques en 3-D. Enfin, ces surfaces linéaires que sont les rubans adhésifs modelant les volumes sont ensuite photographiées par l’artiste, représentées en deux dimensions, comme si de tous ces corps momifiés on ne gardait ni les organes, ni le squelette, ni la substance, ni la peau, ni les bandelettes, seulement l’image plate de ces dernières… Les Egyptiens, désireux de vaincre la mort mais ignorant tout de la photographie, se contentèrent de l’embaumement bituminé ; Nicéphore Niepce, qui ne connaissait sans doute pas les techniques d’embaumement, n’y pensa pas. Mais David Giancatarina, qui pratique la photographie numérique à l’ère de la disparition programmée de l’argentique, montre ces objets comme enveloppés d’immenses films celluloïd voilés par un excès de lumière.
C’est là sa manière noire et sa marée noire, l’obscure clarté de son théâtre d’ombres, ses vanités aux objets pétrifiés – saphotographie comme caviardage.
Les images de cette série font donc signe vers la gravure, le volume – entre autres par la présence d’objets emblématiques de cette pratique comme la sphère ou le cube –, mais c’est la référence à la peinture qui domine et, plus précisément, l’appropriation du genre de la vanité, si prisé des artistes hollandais du dix-septième siècle. En témoigne l’objet inauguralde la suite, le crâne figurant à gauche de la première photographie, sorte de réplique en négatif de l’homme invisible qui s’entoure la tête de bandes chirurgicales blanches pour acquérir une visibilité et peut-être la vie tout court. Le scotch noir a pour effet inverse de fondre le crâne dans la composition, de le camoufler comme une sole dissimulée dans le sable beige, un caméléon dans la verdure, un phasme parmi les brindilles brunes qui l’environnent. La puissance mate du noir est irrésistible : chassant la couleur et la lumière, il aspire le crâne vers sa disparition, il fait basculer vers le non-être ce qui est déjà le symbole de la négation de l’être. N’entraîne-t-il pas aussi vers ce trou noir les innombrables représentations du crâne dans la peinture de vanité, et le genre pictural tout entier ?
Intéressons-nous maintenant, pour finir, au dernier objet de la série, qui n’apparaît qu’une fois, dans la douzième image : ce porte-bouteilles renversé, réplique du célèbre ready- made duchampien, que Giancatarina a lui aussi entouré de bandelettes. Après le crâne inaugural, après les bouteilles de Coca Cola, la cassette audio, le bouquet de roses et son vase, le chandelier et sa bougie, le lugubre miroir aveuglé d’adhésif, les jumelles anciennes, la truelle, la faucille, les dés, le seau de ménage et sa serpillière, la citrouille, voici pour finir la momie embaumée du porte-bouteilles. Comme un faire-part de décès. Et simultanément un acte d’inscription au registre du patrimoine artistique. L’exquis cadavre du porte-bouteille est doublement conservé, d’abord dans le scotch, enfin par la photo. Comme pour le crâne initial, nous prenons acte de sa disparition, non seulement en tant qu’objet mais surtout en tant que geste et attitude auxquels sont redevables tant d’artistes depuis un siècle. Nier tout en conservant : c’est le côté hégélien de la photographie. Le moindre mérite de la série La manière noire de David Giancatarina n’est pas d’inventer un usage extrême du médium pour redoubler cette dialectique et l’appliquer avec une rigueur implacable à des objets symboliques marquants de notre monde et de celui de l’art.